Le ministère de l'Économie, rue de Bercy à Paris.
Le groupe québécois doit préciser ses engagements ce vendredi. L’opposition du gouvernement crée des remous chez les actionnaires de Carrefour.
«Maudits Francais!» Aussi inattendue et virulente soit-elle, l’opposition des ministres Bruno Le Maire (Économie) et Élisabeth Borne (Travail) à son projet de racheter Carrefour n’a pas coupé l’appétit du québécois Couche-Tard. Revenus à Paris mardi pour négocier un rapprochement amical avec le géant français de la distribution, Brian Hannash et Claude Tessier, les deux principaux dirigeants du roi canadien des supérettes et des stations-service, n’avaient pas fait leurs valises jeudi soir pour rentrer à Laval, au Québec. Et pour cause : les échanges se poursuivent entre les deux groupes, via les banques d’affaires Rothschild (conseil de Couche-Tard) et Lazard (Carrefour) et les cabinets d’avocats Darrois et Cleary Gottlieb.
Mercredi, lors de leur deuxième rencontre avec les dirigeants de Carrefour (la première avait eu lieu le 8 janvier, à Paris déjà), ceux de Couche-Tard ont promis de préciser leurs engagements pour l’avenir du groupe ce vendredi. S’ils n’ont pas abandonné leur projet, qualifié de «mûri depuis des mois» par un proche, ils pourraient décaler de quelques jours leurs réponses aux demandes au PDG de Carrefour.
Alexandre Bompard a reçu tout début janvier une lettre d’intention non engageante en vue d’un rachat de son groupe pour 16,3 milliards d’euros. S’estimant en position de force au vu de l’amélioration des performances opérationnelles de Carrefour ces derniers mois, il tient, avant de négocier le prix offert par Couche-Tard, à obtenir des garanties sur la préservation de l’intégrité de son groupe, les investissements, l’emploi ou encore l’équilibre de la gouvernance du nouvel ensemble.
Le PDG de Carrefour a prévenu Bruno Le Maire mardi après-midi par texto. C’était juste après avoir appris que Couche-Tard était prêt à répondre à ses exigences, mais quelques heures seulement avant la révélation du projet par Bloomberg. De quoi provoquer l’ire du gouvernement. «Sur la forme, les pouvoirs publics sont choqués d’avoir été mis devant le fait accompli, confie une source au sommet de l’État. Sur le fond, ils ne sont pas convaincus de l’opportunité de l’opération, annoncée en pleine crise sanitaire. L’Élysée et Bercy sont alignés sur le sujet.»
De quoi menacer l’opération d’un veto, même si ses partisans, à commencer par les principaux actionnaires de Carrefour et de Couche-Tard, semblent décidés à la faire aboutir. «Tout le monde, autour d’Alexandre Bompard, est sidéré par la façon dont l’État aborde le dossier, confie un acteur clé des négociations. Sans prévenir personne, Bruno Le Maire dit qu’il est défavorable au projet, alors qu’il n’a rien vu du dossier. Et pour cause, celui-ci n’est pas finalisé.» La sécurité alimentaire, invoquée par le Ministre? «Un argument politique totalement décalé, poursuit-il. On n’a jamais dit à Amazon, Aldi et Lidl qu’ils menaçaient d’affamer les Français!» Un autre acteur d’abonder: «C’est la manifestation d’un dirigisme absurde. On n’a l’impression d’être dans en Union soviétique ou dans une République bananière. Le Canada n’est pas la Chine.» Ces réactions font écho à l’incompréhension de nombre de dirigeants d’entreprises, qui soulignent les liens économiques entre le Canada et la France, en rappelant le rachat de Bombardier par Alstom ou les projets d’Atos dans le pays.
Dans l’entourage de Bruno Le Maire, on fait valoir que le dossier n’est pas anodin: «Carrefour, premier employeur privé de France, n’est pas n’importe quelle entreprise. C’est aussi un enjeu pour les agriculteurs français, dont les relations avec les distributeurs sont déjà difficiles.»
Les promoteurs d’un mariage entre Carrefour et Couche-Tard espèrent pouvoir faire changer d’avis le gouvernement. «Si Bruno Le Maire avait posé des questions à Alexandre Bompard et aux dirigeants de Couche-Tard, il aurait appris un certain nombre de choses», assure un bon connaisseur du dossier.
Selon nos informations, le Canadien est prêt à donner des garanties: le maintien de l’emploi chez Carrefour France pendant deux ans, des investissements de 3 milliards d’euros sur trois ans, le maintien du siège de Carrefour en France, la double cotation du nouveau groupe à Paris…
«Les engagements de ce type, le Ministre de l’Économie est bien placé pour savoir ce qu’ils valent, souffle-t-on à Bercy. Ils sont caducs dès que le dossier est bouclé…»
Certains veulent croire que les menaces de veto de Bruno Le Maire n’ont aucune valeur. «Cela n’a aucun fondement juridique, tempête un acteur du dossier, qui mobilise une batterie d’avocats. C’est du terrorisme intellectuel, pas du droit.» Le gouvernement s’est doté des armes qui lui permettraient d’opposer un veto au rachat de Carrefour par Couche-Tard: le champ des entreprises dont le rachat est susceptible de faire l’objet d’un contrôle a en effet été élargi en 2019 au secteur de la distribution alimentaire.
Le rachat de Carrefour tombe vraisemblablement sous la coupe de ce décret. Mais il ne suffit pas au gouvernement de dire non. Si le Canadien faisait parvenir un dossier de rachat à Bercy, «le gouvernement devrait démontrer que l’opération pose un risque pour la sécurité alimentaire des Français», explique Vincent Brenot, associé chez August & Debouzy. Une telle démonstration n’a rien d’évident, mais les recours sont rarissimes, note l’avocat. «Même s’il y en avait un, il serait très improbable qu’un juge prenne une position différente de celle du gouvernement, car son rôle n’est pas de substituer à l’exécutif pour apprécier la criticité d’une opération pour les intérêts nationaux.»
Avant d’être juridique, le dossier est politique. Et les enjeux économiques et sociaux pour l’avenir de Carrefour semblent passer au second plan. «Bruno Le Maire n’a pas une vision réelle du groupe, dont l’avenir n’est pas garanti», prévient un bon connaisseur du distributeur. Le maintien des emplois en France est sans doute plus sûr avec un mariage avec Couche-Tard que sans.»
Si le rachat n’aboutissait pas ? Les principaux actionnaires de Carrefour pourraient exiger des mesures radicales. Avant les manifestations d’intérêt de Couche-Tard, les familles Moulin (10 % de Carrefour), Arnault (8,6 %) et Diniz (7,5 %) s’impatientaient de voir le cours du distributeur scotché à 13 ou 14 euros malgré l’amélioration des performances opérationnelles.
Certains observateurs craignent que les actionnaires exigent que Carrefour vende certaines de ces filiales à l’étranger pour obtenir des dividendes exceptionnels. Leur autre peur est que Carrefour France finisse par être contraint de vendre ou de passer en location-gérance des hypermarchés moins rentables.
Ce scénario noir est encore loin de se concrétiser. L’approche de Couche-Tard a fait flamber le cours de Bourse mercredi, et la menace de veto ministériel ne l’a fait reculer jeudi que de 2,5 %, l’action restant au-dessus de 17 euros. C’est le signe que les marchés ne sont pas convaincus que le projet Couche-Tard est «mort». Et qu’ils ont peut-être compris que Carrefour était sous-valorisé…