"Je suis très réservé quant à l’enthousiasme sur le télétravail généralisé" après la crise (Jérôme Nanty, Carrefour)

Rédigé le 15/06/2020


Jérôme Nanty (DRH Groupe Carrefour) a répondu à une interview d'AEF Info.

FO hypers vous la transmet dans son intégralité en vous laissant seul juge de son contenu. Nous nous laissons toute latitude pour lui répondre point par point, il nous semble que Jérôme Nanty navigue habilement entre sa réalité et la langue de bois. S’il est vrai qu'il évoque des points précis sur notre action (sans nous nommer), il n'en reste pas moins que FO a dû instaurer le rapport de force à plusieurs reprises pour être entendu, notamment sur les fermeture du Dimanche et la gestion du nettoyage des véhicules de location.

Alors que de nombreuses entreprises étaient à l’arrêt pendant toute la durée du confinement, voire au-delà, le groupe Carrefour a vu son activité se poursuivre durant cette période. Comment s’est organisé le travail ? Comment ont évolué les priorités de la DRH au cours de ces quelques semaines ? Comment le dialogue social s’est-il poursuivi ? Quels sont les chantiers prioritaires des prochains mois ? À rebours de certains discours en vogue, le DRH groupe, Jérôme Nanty, doute que le télétravail généralisé devienne la norme. "L’appartenance à une communauté de travail, à un site, est fondamentale, en tout cas dans nos métiers." De même, il estime que "la réunion physique est consubstantielle au dialogue social". 

AEF info : Quelle est la situation du groupe Carrefour aujourd’hui ?

Jérôme Nanty : Notre activité ne s’est pas arrêtée pendant le confinement : nos magasins et nos entrepôts sont restés ouverts. Les horaires ont été aménagés afin de s’adapter aux changements de comportement des consommateurs. Les salariés des sièges ont été très majoritairement en télétravail à compter du 17 mars. Nous sommes désormais entrés dans une phase de retour sur nos sites. Cela se fera progressivement : la part du télétravail restera majoritaire au début – pour permettre le respect des règles de distanciation physique – et devrait diminuer ensuite.

Pendant cette période transitoire, où la contrainte sanitaire sera toujours là, la plupart des équipes seront présentes en alternance à 50 % de leur temps, tandis que les cadres dirigeants seront là à temps plein. Nous nous adaptons en fonction des métiers et des contraintes de l’environnement spatial, mais nous avons la conviction qu’il faut le plus rapidement possible être en capacité de reconstruire une communauté physique de travail et permettre aux salariés de se retrouver. Plus le retour au travail intervient tardivement, plus il est difficile.

AEF info : En pratique, quelle est la part de salariés qui ont télétravaillé ? Avez-vous été confrontés à un fort absentéisme ? Avez-vous dû recourir à l’activité partielle pour certains de vos collaborateurs ?

Jérôme Nanty : Carrefour en France compte environ 100 000 salariés, dont 93 % ont continué à travailler sur site, dans les magasins, dans les entrepôts ou dans les drives. Environ 7 000 salariés des sièges étaient en télétravail.

Quant à l’absentéisme, au début du confinement, dans les magasins et les entrepôts, il était jusqu’à 10 % plus élevé que ce qu’il est normalement, principalement du fait des congés pour garde d’enfants. Progressivement, nos salariés se sont organisés et ceux qui le pouvaient ont pu reprendre leur travail. Pendant la période où l’absentéisme était le plus élevé, nous avons pu continuer à fonctionner car les magasins fermaient plus tôt le soir et le dimanche.

Enfin, nous n’avons eu recours à l’activité partielle que de manière extrêmement ponctuelle, pour des activités administrativement fermées, comme Carrefour Voyages.

AEF info : La crise s’est déroulée en plusieurs phases distinctes. Quelles ont été les périodes les plus complexes à gérer au plan RH ?

Jérôme Nanty : La période la plus difficile à gérer d’un point de vue RH a été le début du confinement et les jours qui l’ont immédiatement précédé. Nous avons dû faire face à un afflux massif de clients, principalement pour des achats de précaution. En même temps, nous devions mettre en place les règles sanitaires et les matériels de protection. C’est aussi la période où, dans nos magasins comme dans tout le pays, la situation sanitaire a été la plus compliquée à gérer.

À compter du 17 mars, avec le basculement dans le confinement, les flux de clientèle ont été beaucoup plus régulés. Les semaines suivantes ont été marquées par une stabilisation des règles et des procédures.

À compter de fin avril, il a fallu préparer le déconfinement, revenir à des horaires normaux et à une gestion opérationnelle et commerciale habituelle dans les magasins, et préparer le retour des personnels sur site dans les sièges. Aujourd’hui, notre sujet, c’est celui-là.

AEF info : Le fait d’être un groupe international a-t-il eu une influence sur votre gestion de la crise ?

Jérôme Nanty : De par son empreinte internationale, Carrefour a été confronté à l’épidémie avant qu’elle n’arrive en France : ainsi, nous avons tenu notre premier comité de crise le 25 janvier, lorsque la situation est devenue critique en Asie. Nous avons tiré beaucoup d’enseignements de ce qui se passait en Italie, où la situation a été très similaire à ce que nous avons vécu en France, mais avec 8 à 10 jours d’avance. Nous y avons observé les comportements de la clientèle avant et pendant le confinement, ce qui nous a permis d’anticiper sur ce qui risquait de se produire en France. Si nous avons été capables d’installer 12 000 vitres en plexiglas en quelques jours après l’annonce du confinement, c’est parce que nous avions constaté que c’était la meilleure protection pour les salariés en caisse, aussi longtemps que les pouvoirs publics ne nous permettaient pas de nous procurer des masques.

Durant toute la période, il y a eu à la fois un renforcement de la coordination internationale et un fonctionnement plus centralisé à l’intérieur de chaque pays. Les mêmes règles sanitaires, les mêmes procédures, le même matériel ont été déployés partout. La rigueur et la discipline sont des éléments clés dans ce type de période.

 

AEF info : Les procédures sanitaires que vous avez mises en place n’ont pas empêché l’exercice de droits d’alerte ou de droits de retrait, ainsi que des mises en cause devant la justice. Comment l’expliquez-vous ?

Jérôme Nanty : In fine, aucun droit de retrait individuel n’a été exercé. Les difficultés, lorsqu’il y en a eu, ont toujours été réglées par le dialogue social local. Lorsqu’il y a des contaminations sur un site, il est légitime que les salariés adoptent des réflexes pour se protéger. À compter du moment où nous avons été autorisés à nous procurer des masques, nous n’avons plus été confrontés à ce type de tensions locales.

AEF info : Comment avez-vous géré la question des masques ? Et quelle a été votre politique en matière de tests ?

Jérôme Nanty : Disposer de masques pour tous a représenté une vraie difficulté. Jusqu’au 29 mars, nous n’avions pas le droit d’en acheter ni d’en détenir. Il faut au moins deux masques par jour et par salarié, donc très vite les chiffres sont très importants. C’est un sujet qui ne pouvait pas se régler en "bricolant".

Nous n’avons jamais envisagé de tester systématiquement nos salariés, même si la demande en a été faite par certaines organisations syndicales. Les pouvoirs publics ont en effet très rapidement indiqué que nous n’y étions pas autorisés. En revanche, des procédures ont été mises en place dès le début de l’épidémie pour orienter les salariés symptomatiques afin qu’ils soient pris en charge par le système de santé. L’environnement normatif sanitaire a été assez changeant pendant cette période, mais nous avons toujours suivi strictement les directives des autorités. Dès que nous avions une suspicion, nous nous mettions en relation avec l’ARS.

AEF info : Comment qualifieriez-vous l’exercice du dialogue social durant cette période ?

Jérôme Nanty : Cette crise a eu pour effet d’exacerber les postures syndicales. Les organisations syndicales "constructives" l’ont été encore plus, ce qui nous a permis de trouver des consensus sur beaucoup d’aspects de la gestion de crise. À l’inverse, les organisations syndicales "contestataires" l’ont été encore plus qu’habituellement…

Le dialogue social a été très intense : nous nous sommes beaucoup parlé, et à très haut niveau. Alexandre Bompard s’est régulièrement entretenu avec les responsables des principales organisations syndicales à chaque étape de la crise.

Les réunions syndicales se sont tenues à distance. Ça a été un facteur de complexité. La discussion physique est totalement consubstantielle au dialogue social. Le mode d’interaction à distance n’est pas le même, les échanges sont plus compliqués, on ne peut s’exprimer que par le langage verbal. Pour qu’une réunion en visio ne tourne pas à la cacophonie, il faut une discipline individuelle et collective qui n’est pas évidente à acquérir. Nous devrons revenir à des réunions physiques, aussitôt que cela sera possible.

AEF info : Si le dialogue social a été compliqué sur la forme, a-t-il été de meilleure qualité sur le fond ? A-t-il été moins institutionnel, plus direct ?

Jérôme Nanty : Oui, certainement. La période a été d’une telle intensité que la nature du dialogue social s’en est trouvée modifiée. Les sujets qui nous occupaient à la veille de l’épidémie ont été mis entre parenthèses. Le dialogue s’est concentré exclusivement sur l’urgence sanitaire.

La poursuite de l’activité nous a cependant imposé le maintien de procédures formelles, notamment la mise à jour des plans de continuité d’activité et des documents uniques d’évaluation des risques. Nous avons reçu plusieurs visites de l’inspection du travail avec des vérifications portant d’ailleurs surtout sur le respect des procédures. Le formalisme nous a donc assez vite rattrapés. Nous avons été extrêmement vigilants sur le respect scrupuleux de nos obligations.

AEF info : Vous soulignez l’importance des réunions physiques. Néanmoins, au regard des pratiques constatées pendant le confinement, envisagez-vous, à l’avenir, de réduire le nombre de déplacements et de réunions ?

Jérôme Nanty : Nous avons découvert que nous pouvions très bien fonctionner en nous déplaçant beaucoup moins. Donc, nous ne retrouverons jamais le même niveau de déplacements internationaux, et même nationaux. Il y aura durablement moins de déplacements des personnels des sièges en magasins. Dès fin janvier, nous avions mis sous contrôle tous les déplacements internationaux, et dès mi-février tous les déplacements nationaux.

S’agissant des réunions, les seules autorisées physiquement étaient celles qui rassemblaient uniquement des personnes d’un même magasin, toutes les autres devaient se tenir à distance. Idem pour les réunions managériales. Ça a fonctionné sur une courte période parce que les personnes se connaissaient déjà très bien, mais cela n’est pas durablement viable. L’appartenance à une communauté de travail, à un site, les interactions physiques, sont fondamentales, en tout cas dans nos métiers. Je suis très réservé à l’égard de l’enthousiasme que nous voyons se développer en sortie crise autour de l’idée du télétravail généralisé.

AEF info : La gestion de crise a particulièrement mobilisé la fonction RH. En quoi cette période a-t-elle fait évoluer votre vision de votre métier ?

Jérôme Nanty : Les DRH se sont retrouvés en première ligne, avec en plus une dimension inhabituelle : l’urgence sanitaire. Tout y a été subordonné pendant toute la durée du confinement. Cela restera. Les questions sanitaires tiendront durablement une place qu’elles n’avaient pas jusqu’ici.

Au-delà, la question n’est pas tellement de savoir si on va revenir au monde d’avant, mais comment cette crise va accélérer des évolutions déjà engagées. À mon sens, les questions d’organisation du travail vont devenir de plus en plus prégnantes, et la fonction RH va avoir un rôle de plus en plus important à jouer dans ce domaine. Dans un contexte de crise économique et sociale à venir, il y aura aussi des enjeux de transformation très importants.

Sous contrainte, nous avons su adopter des modes de fonctionnement, de décision, d’interaction souvent beaucoup plus agiles, plus efficaces, plus rapides. Il y a un enjeu clé à conserver ce que cette crise a su révéler de meilleur dans notre capacité à fonctionner différemment.

Par exemple, le déconfinement des sièges et les règles sanitaires qui l’accompagnent nous conduisent à donner plus de souplesse aux salariés dans leur organisation du travail : choix des jours et des heures travaillées, des horaires et modalités de restauration, etc., Nous ne pourrons pas revenir complètement demain sur cette souplesse qui a été donnée aux salariés.

AEF info : Au-delà de l’octroi de primes ponctuelles, il est beaucoup question dans les médias et dans les discours de certains responsables politiques de revalorisation des métiers de "première et deuxième lignes", à l’instar des caissières. C’est un chantier pour Carrefour ?

Jérôme Nanty : Ce n'est pas une préoccupation nouvelle pour nous, même si elle est plus médiatisée qu’elle ne l’a jamais été. Ces questions sont au cœur du dialogue social dans nos entreprises et le seront encore plus demain. L’enjeu du dialogue social dans les semaines et les mois à venir sera de garder le meilleur de ce que nous avons appris pendant cette période.